Une brève présentation du projet
Tout a commencé par ces photos en noir et blanc de montagnes. Des montagnes de chaussures, des montagnes de valises, des montagnes de cadavres. Combien de dents en or faut-il pour faire une montagne ?
Les manuels allemands d’histoire des années 70 imposaient un devoir de mémoire moralisant impitoyable:
Regardez-bien toutes ces atrocités !!! Nous en sommes tous responsables.
Je l’avoue, mon rapport avec l’histoire allemande est plus que compliqué. Je me réfère là bien sûr à la période allant de 1933 à 1945. Je ne suis moi-même née qu’en 1958 et pourtant ces évènements m’ont marqué à jamais.
Dès lors, certains mots étaient difficiles à prononcer. « Vaterland » (le pays de mon père) est l’un d’entre eux. De la même façon, je ne pouvais parler de « Führer » (guide) que dans le contexte d’un guide de musée ou guide de voyage. Le simple fait de dire « I’m german » ou « Je suis allemande » me semblait presque impossible jusqu’à récemment. Je préférais mentir.
Ma mère m’assurait du fait que personne dans la famille « n’avait fait quelque chose » ou « ne savait ce qu’il se passait ». Mon père était dans la jeunesse hitlérienne – certes – mais ça c’est autre chose…Et puis, elle n’avait que huit ans à la fin de la guerre. Les enfants ne comprennent pas ces choses-là.
Mon père n’a jamais voulu parler du passé.
Au fond je pense que je n’ai jamais vraiment posé de questions.
Cela résume assez bien notre relation : douloureuse et muette.
Étrangement ce sont ses mots qui ont tout bouleversé. Après sa mort apparaît un petit cahier rouge. « 1945 », ces chiffres avaient été gravés vigoureusement à la main dans la reliure en cuir. Je pense savoir pourquoi. Il n’y avait tout simplement pas suffisamment de place dans ce petit agenda pour exprimer tous ses sentiments.
Il s’agit du journal de guerre d’un soldat lambda de dix-huit ans qui réalise soudain, le 8 mai 1945, qu’il fait partie des méchants. Pire encore : qu’il n’a jamais fait partie des bons. C’est le journal d’un jeune homme qui se rend brusquement compte de la naïveté dont il a fait preuve en acceptant tous ces mensonges sans jamais les avoir questionnés.
Ce carnet n’est pas une tentative de rédemption ou un travail de mémoire ; c’est l’histoire d’une survie. L’histoire d’un jeune prisonnier de guerre, de deux tentatives de fuites, dont une réussie, et d’une longue et périlleuse marche à pied depuis l'Hongrie jusqu’à Hambourg.
Le texte est presque illisible. Presque trop pragmatique. Presque décevant. Je suis néanmoins ravie de ne retrouver aucune trace de l’allemand nazi – ce langage violent par lequel il a été bombardé toute sa vie : Führer adoré, Guerre juste, espace vital légitime, race suprême, souillure raciale, victoire ultime…
Au contraire, je ne retrouve que de la camaraderie. Ce garçon inconnu m’intrigue. Je dois en savoir plus. Je commence alors à enquêter, à poser des questions. Toutes ces questions qui n’avaient pas été posées, qui nous obsèdes et que nous devons nous poser encore aujourd’hui. Le présent devient si rapidement le passé. Puis brusquement, nous pensons pouvoir juger, être plus sages et déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.
Ce travail n’excuse rien ni personne. « Vaterland » est une tentative artistique de montrer un passé alternatif dans une réalité parallèle. Ce travail n’est rien d'autre qu’un travail personnel de réconciliation avec mon père et l’Histoire allemande.
Katrin Jakobsen
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